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Organisation mondiale de la Santé

La cataracte cécitante au Maroc

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A.-D. Négrel, Y. Chami Khazraji et M. Azelmat

Blinding cataract in Morocco

ABSTRACT: A 1992 survey of the prevalence and causes of visual impairment in Morocco identified age-related cataract as the leading cause of blindness (45.5%) and low vision (43.1%). The prevalence of cataract-related visual impairment was estimated to be 2.1%. Patients who had undergone cataract surgery represented 0.8% of the sample; the demand for surgical care is estimated at 25%. Only 60% of people with aphakia had the necessary corrective lenses. Stigmata/complications of posterior dislocation of the lens by the traditional method of cataract treatment were found in 0.1% of cases examined. Sound and sustained management of the public health problem posed by cataracts would reduce the current prevalence of blindness by about 40%, bringing it down to 0.5%, the long-term objective of the national blindness control programme.

RESUME: Une enquête sur les causes et la prévalence des déficiences visuelles réalisée en 1992 a permis d'identifier la cataracte liée à l'âge comme principale cause de cécité (45,5%) et de malvoyance (43,1%). La prévalence de la cataracte responsable d'une déficience visuelle est estimée à 2,1%. Les personnes ayant subi une phakoexérèse représentaient 0,8% de l'échantillon; la demande de soins chirurgicaux est estimée à 25%. Seulement 60% des aphaques possédaient les verres correcteurs nécessaires. Des stigmates/complications de luxation postérieure du cristallin avec le traitement traditionnel de la cataracte ont été retrouvés chez 0,1% des personnes examinées. La prise en charge rationnelle et soutenue du problème de santé publique posé par la cataracte réduirait d'environ 40% l'actuelle prévalence de la cécité, la situant ainsi à 0,5%, objectif à long terme du Programme national de Lutte contre la Cécité.

Introduction

Une enquête nationale sur les causes et la prévalence des déficiences visuelles a été effectuée au Maroc entre le 15 mai et le 30 juin 1992 par le Ministère de la Santé publique.

Cette étude a permis, entre autres résultats, d'identifier quantitativement les causes principales de la cataracte et de mieux apprécier la demande de soins oculaires et l'utilisation des services chirurgicaux en la matière.

Sujets et méthode

Le plan de sondage de l'enquête a permis le tirage d'un échantillon aléatoire de la population marocaine réparti en deux strates (urbaine et rurale) comportant chacune 40 grappes de 120 personnes, avec une probabilité de tirage proportionnelle à la taille de la population [1].

Toutes les procédures utilisées furent celles proposées par le Programme OMS de Prévention de la Cécité. Les définitions de la baisse de vision (malvoyance) et de la cécité furent celles proposées par la Neuvième Révision de la Classification internationale des Maladies (1975) et reconduites dans la Dixième Révision.

Pour les besoins de cette étude en population, effectuée dans les foyers, la définition opérationnelle de la cataracte était la suivante:

"existence d'une pupille nettement grise ou blanche lors de l'examen en lumière oblique, associée et contribuant à l'une des catégories proposées par la Dixième Révision de la Classification internationale des Maladies".

Résultats et analyse

L'enquête a permis de recenser 10 198 personnes et d'en examiner 8878.

1. A la clôture de l'enquête, les taux de participation dans les deux strates ont été jugés satisfaisants (84% pour la strate urbaine, 89% pour la strate rurale) et la représentativité de l'échantillon a été considérée comme acceptable. Ces constatations autorisent donc la présentation de certains paramètres fournis par l'échantillon et leur application à la population marocaine pour estimer l'impact de la cataracte à l'échelle nationale.

2. La prévalence de la cataracte responsable d'une déficience visuelle bilatérale (cécité ou malvoyance, opérable ou non opérable) est estimée à 2,1%, ce qui représente environ 533 000 personnes.

3. L'étude a clairement identifié la cataracte liée à l'âge comme "l'ennemi public N؛1" pour le Programme national de Lutte contre la Cécité puisque lui sont directement imputables:

45,5% des cas de cécité (bilatérale)

43,1% des baisses de vision bilatérales

27,3% des pertes de vision unilatérales.

4. L'enquête a permis d'estimer le degré d'utilisation des services de chirurgie oculaire par les populations.

a) Indicateur global d'utilisation des services chirurgicaux

Il se chiffre à 1,9% (tous actes chirurgicaux oculaires confondus), soit 485 000 marocain(e)s qui, avant le jour de l'enquête, auraient subi une intervention chirurgicale ophtalmique.

b) Indicateur d'utilisation des services de chirurgie de la cataracte

L'indicateur spécifique se chiffre à 0,9%, ce qui revient à estimer qu'il y aurait actuellement environ 230 000 marocain(e)s ayant subi une phakoexérèse.

c) Données relatives à l'utilisation des services de chirurgie de la cataracte en fonction de l'âge, du sexe et de la strate d'appartenance (Tableau 1)

La fréquence d'utilisation augmente régulièrement avec l'âge pour représenter 12,2% des personnes de plus de 65 ans. Il n'existe aucune différence significative d'utilisation lorsque le lieu de résidence ou le sexe des patients est pris en considération.

La fréquentation pour cause de chirurgie d'une cataracte congénitale est estimée à 0,03% dans la tranche d'âge des enfants de moins de 15 ans.

d) L'aphaquie postopératoire

Pour bénéficier pleinement de l'acte chirurgical, les patients opérés de la cataracte (aphaques) doivent être corrigés pour compenser la perte du pouvoir de convergence de la lentille cristallinienne qui a été extraite. Pour cette raison, ils doivent:

soit bénéficier de la mise en place d'un implant intra-oculaire (IIO) au cours de l'intervention;

soit porter de façon permanente des verres correcteurs en vision de loin après l'intervention.

Au décours de l'enquête, aucun patient n'a été retrouvé porteur d'un implant, ce qui laisse supposer la part encore négligeable de cette procédure à l'échelle du pays.

Tous les cas d'aphaquie diagnostiqués auraient dû être corrigés et examinés porteurs de verres correcteurs. Or, seulement 60% d'entre eux en possédaient lors du passage des enquêteurs.

L'acuité visuelle a été systématiquement mesurée chez les aphaques non corrigés. A l'issue de cette mesure, 22,6% ont été considérés comme aveugles, 35,5% comme présentant une baisse de vision bilatérale et 41,9% comme atteints d'une perte de vision unilatérale. Rappelons que l'aphaquie non corrigée représente une part non négligeable de la totalité des déficiences visuelles graves de notre échantillon (Tableau 2).

Cette cause de déficience visuelle pourrait être presque totalement éliminée par la mise en place d'un système de distribution de verres à bas prix.

e) Le traitement traditionnel par abaissement du cristallin

D'après des discussions préliminaires qu'avaient eues les auteurs de ce rapport avec divers ophtalmologistes nationaux, il était difficile de se faire une idée de l'ampleur de ce problème. En fait, l'abaissement traditionnel du cristallin dans le vitré est pratiqué dans certaines provinces. L'enquête a permis de recenser 12 personnes (0,13%, soit 32 000 personnes au niveau national) qui avaient subi un abaissement du cristallin dans le vitré. Ce type de traitement est connu pour ses complications tardives. En effet:

33,3% d'entre elles se présentaient avec une cécité bilatérale sans recours thérapeutique;

41,7% se présentaient avec une baisse de vision bilatérale plus ou moins améliorable par thérapeutique anti-inflammatoire, anti-hypertonique et/ou port de verres correcteurs;

25% présentaient une perte de vision unilatérale définitive.

f) Synthèse concernant les services de chirurgie de la cataracte

L'enquête a permis d'estimer qu'il avait au Maroc environ 3% de la population (soit 760 000 personnes) dont l'état oculaire est à rapporter à une lésion du cristallin (Tableau 3). Parmi celles-ci:

70,5% n'avaient demandé aucun soin jusqu'au passage des enquêteurs;

29,5% avaient requis des soins dont:

25,5% avaient opté pour une exérèse en milieu chirurgical (soit environ 195 000 personnes)

4,0% avaient préféré l'abaissement du cristallin par une procédure traditionnelle (environ 32 000 personnes).

L'indicateur de demande de soins spécialisés se chiffre donc à 25,5%.


Discussion

Compte tenu du taux de participation acceptable et de la bonne représentativité de l'échantillon, nous tenterons ici d'évaluer l'amplitude réelle des besoins en matière de chirurgie de la cataracte au Maroc.

Une lecture indiscriminée du Tableau 3 pourrait faire penser qu'il y aurait environ 533 000 personnes en attente de chirurgie de la cataracte. Pourtant, un tel chiffre surestime les véritables besoins car tous les patients ne sont pas opérables. Même si de nombreux médecins ophtalmologistes opèrent la cataracte bien avant que la cécité ne se déclare, nous rappelons que cette enquête n'a permis d'estimer que les cas de cataracte cécitante (pourvoyeuse de cécité et de malvoyance conformément à la définition de la cécité retenue pour cette étude).

L'objectif primordial d'un programme national de lutte contre la cécité est de prendre en charge de façon prioritaire de tels patients, de leur proposer une intervention chirurgicale (monoculaire ou binoculaire) et de leur permettre d'acquérir les compléments optiques que leur état nécessite.

A quelle charge de travail, le programme national doit-il s'attendre pour planifier ses futures activités? Pour estimer l'ampleur de cette tâche, il est raisonnable de tabler sur un modèle réaliste, fondé sur les hypothèses suivantes:

  1. Seules les déficiences visuelles bilatérales seront prises en compte de façon prioritaire par le Programme national de Prévention de la Cécité.
  2. Les patients porteurs de cataracte répondant aux critères d'opérabilité représentent 85%.
  3. 75% d'entre eux accepteront, voire exigeront, que l'intervention chirurgicale soit effectuée sur leurs deux yeux.
  4. 15% des personnes seront opérées (dans un futur proche) par la technique de l'extraction extra-capsulaire avec mise en place d'un implant intra-oculaire (EEC-IIO) et 85% des personnes restantes devront avoir leur aphaquie postopératoire corrigée par des verres.

La résolution arithmétique de ce modèle révèle qu'il y aurait environ:

287 000 personnes en attente de chirurgie de la cataracte, ce qui représente environ 502 000 yeux à opérer par les services de santé oculaire.

Les besoins pour corriger l'aphaquie postopératoire peuvent être estimés à 245 000 paires de lunettes (compte tenu d'une demande croissante prévisible en matière d'implants intra-oculaires).

Cette enquête a permis d'estimer la prévalence de la cataracte cécitante et d'apprécier la demande et les besoins en soins chirurgicaux qui en découlent.

Les données épidémiologiques invitent donc le programme national à renforcer certaines stratégies spécifiques.

Ainsi la formulation d'un plan opérationnel détaillé pour la prise en charge de la cataracte devrait se pencher tout à la fois sur:

l'identification des cas et les critères de sélection des cas à opérer;

la mise en place et/ou le renforcement d'un système d'orientation-recours rationnel couvrant la totalité du pays;

des stratégies thérapeutiques adaptées;

la correction de l'aphaquie postopératoire à un prix abordable;

une supervision efficace assurant des prestations chirurgicales de qualité;

les modalités d'appréciation du rapport coût-efficacité des prestations.

Pour cela, dans le cadre de l'extension des activités, des services curatifs devront être créés; ailleurs, d'autres devront être renforcés. La formation, en nombre suffisant, de personnel qualifié devra retenir l'attention pour satisfaire les besoins de la prochaine décennie.

La prise en charge globale de ce problème de santé publique réduirait de 40% l'actuelle prévalence de la cécité au Maroc, situant ainsi le Royaume près du seuil de 0,5%, objectif à long terme du Programme national de Lutte contre la Cécité.

Remerciements

Les auteurs remercient les Drs A. Idhajji, M. Hormali, R. Saâdi, S.M. Ezzouhairi, Y. El Habbou, H. Khlil et O. Derraz pour leur participation aux activités cliniques et M. Arrache, D. Bessar et S. Hajra pour leur participation aux activités d'échantillonnage et d'analyses statistiques.

Note de la rédaction

Le présent article est publié en collaboration avec le Bulletin épidémiologique qui est une publication périodique de la Direction de l'Epidémiologie et de Lutte contre les Maladies du Ministère marocain de la Santé publique.

Références

  1. Thylefors B. A simplified methodology for the assessment of blindness and its main causes. World health statistics quarterly, 1987, 40:129-41.
  2. International statistical classification of diseases and related health problems, 10th revision. Geneva, World Health Organization, 1992.
  3. Chami-Khazerraji Y, Négrel A-D, Azlemat M. Prévalences et causes de la cécité et de la baisse de vision au Royaume du Maroc. Ophtalmologie, 1994; 5:11-8.